Entre-deux
Date : 06 juin 2025
Auteur : Do Phan Hoi
Le “cà phê” occupe une place particulière dans les foyers vietnamiens : à la fois vestige vivant du Sud et boisson de communion par excellence. Il en existe plusieurs interprétations, mais celle que je préfère reste le “cà phê sữa”. L’utilisation du lait condensé, du “phin” (filtre) et des graines robusta crée une harmonie parfaite entre l’amertume et la douceur.
Lorsque les premiers rayons de soleil se déposaient doucement sur mon visage, j’avais pris l’habitude de me lever. Dans notre logement, je partageais une chambre avec trois de mes frères et ma mère. Nous avions organisé l’espace ingénieusement en collant deux grands lits le long d’un mur et en occupant le peu d’espace qu’il restait avec un lit superposé. L’intimité n’a jamais eu sa place dans notre foyer. Je faisais de mon mieux pour soulever les couvertures et me lever discrètement, mais mon agilité me trahissait toujours. Le plancher craquait. Les grognements surgissaient.
Je me dirigeais alors vers la cuisine. Mes parents étaient assis à leur place habituelle. En écoutant les trames musicales de “Paris by Night” en boucle, Ba feuilletait le “Journal de Montréal” d’une main, son café dans l’autre. Má occupait le reste de la table avec une montagne de circulaires en quête des meilleures aubaines de la semaine. Je me faufilais entre les deux et me versais une tasse de café.
Le téléphone sonne. À l’autre bout de la ligne, une femme prend la parole:
“Bonjour M. Do, c’est le CHSLD! J’ai de bonnes nouvelles! Je vous appelle pour vous dire que j’ai une place qui s’est libérée pour votre père”.
“Ce n’était pas prévu pour plusieurs années encore?”
“Écoutez - c’est toujours imprévisible. Nous allons libérer l’espace pour l’accueillir. Serait-il possible de nous transmettre votre réponse d’ici demain?”
Dépassé par les événements, je réponds nerveusement :
“Oui. Merci”.
À l’aube, je visite mes parents. Cette fois-ci, l’atmosphère est différente. Mes parents m’ont inculqué la résilience et la persévérance; ils m’ont toujours fait croire que je pouvais tout surmonter ce qui se présentait devant moi. Mais aujourd’hui, leurs enseignements m’ont trahi et je goûtais à la défaite, un cocktail d’émotions que j’avale difficilement.
Le café goûtait plus amer, privé de douceur et vidé de son réconfort habituel.
Mon père avait l’habitude d’aller régulièrement visiter son coiffeur au Quartier chinois à l’intersection des rues De La Gauchetière et Saint-Laurent. L’endroit portait humblement le nom “Salon de coiffure”. J’ai toujours eu l’hypothèse que ce qu’il chérissait le plus de cet endroit, ce n’était pas le service en soi, mais plutôt le tarif. Complètement immuable. Il défiait toutes les fluctuations économiques.
Lorsque j’avais l’audace de lui proposer un autre salon, il répondait:
“Lúc nào cũng sạch. Lúc nào cũng rẻ. Vậy mắc gì đi chỗ khác?”
“À chaque fois, c’est propre. À chaque fois, c’est pas cher. Pourquoi j’irais quelque part d’autre?”
La pandémie l’avait privé de ce plaisir de la vie et durant cette période, ses capacités s’étaient détériorées drastiquement. Dans un effort de préserver ce fragment d'habitude, j’ai pris les devants en apprenant à manipuler une tondeuse à cheveux et à m’improviser coiffeur.
Après le déjeuner, nous nous sommes installés dans la cour arrière. Il s’assoit difficilement sur une chaise, la cape de coiffeur couvrant son corps. L’atmosphère est tendue et le seul son perceptible est celui de la tondeuse entre mes mains.
Pour détendre l’atmosphère, j’habille l’espace avec une liste de lecture des plus grands classiques de Céline Dion. En terminant mon travail d’amateur, je m’exclame:
"Trời ơi, đẹp trai quá trời!"
“Oh mon dieu, quel beau garçon!”
Ma mère ne peut pas s’empêcher de rire. Et, malgré tout, un début de sourire s’est dessiné au coin des lèvres de mon père.
Selon une enquête menée par l’organisme l'Appui en 2022, 12% des personnes soutenues par une personne proche aidante souffrent d’Alzheimer ou de troubles cognitifs (TNC). 35% des répondants québécois sont considérés des proches aidants.
Avec ce blogue, j’ai l’espoir de partager une autre facette de la réalité de proche aidant vue de la perspective d’un immigrant de deuxième génération. Si les publications t’interpellent, je t’invite à y inscrire un commentaire et n’oublie pas de laisser ton nom. Au plaisir de te lire!